Histoire d'un poisson qui parle
C’est en retournant à Grochale Górne sur les terres de mon arrière-arrière Grand-Père qu’une histoire racontée par mon Grand-Père Leon Książyk m’est revenue en mémoire.
Leon est né à Varsovie en 1910 et il y a habité jusqu’à son départ pour la France à l’âge de 16 ans. Il allait régulièrement en vacances à Dąbrowa, un hameau situé à 50 km au nord-est de Varsovie. C'était l'occasion de visiter ses cousins à Grochale Górne. Déjà établi à quelques kilomètres de là, son Grand-Père Błażej Książyk (1824-1882) avait acquis ce domaine en 1876. Son père Walenty y avait vécu. Ses oncles Wojciech et Jozef y habitaient encore.
La propriété de Grochale était entourée de robiniers plantés par Błażej dans les années 1875. On y accédait par une belle allée plantée d’arbres. Encore visibles aujourd'hui, deux étangs séparaient le domaine du chemin forestier. L'un des étang était complété par une série de bassins, alimentés sans doute par un ancien bras mort de la Vistule. On y élevait des carpes – un poisson très apprécié en Pologne sur les tables de fête. A Noel, c’est l’un des 12 plats traditionnels que l’on mange le soir du 24 Décembre (karp wigilijny).
Un jour, Leon est allé pêcher dans l’un des étangs. Il ne devait pas avoir plus de 10 ou 12 ans. C’était donc entre 1920 et 1922. Léon était sans doute seul parce dans son récit, il ne mentionne aucun de ses cousins. N’hésitant pas à entrer jusqu’à la taille dans l’eau, il a attrapé une énorme carpe. Tout le monde connaissait ce poisson, légende vivante de l’étang. C’était la plus vieille, la plus grosse et la plus belle carpe de l’élevage. C’était aussi la plus intelligente parce que personne n’avait encore réussi à la prendre. Tous les cousins de Leon avaient pourtant déjà essayé, sans succès.
La carpe a beaucoup résisté et Léon a eu du mal à la sortir. Alors qu’il luttait avec elle pour détacher l’hameçon et la fourrer dans son panier, la carpe s’est immobilisée et lui a dit : « relâche-moi Léon, relâche-moi ». Plus surpris par l’audace de la demande que par le fait qu’un poisson puisse parler, Léon l’a remise à l’eau. Il n’a rien raconté à personne et il est fort probable que ma Grand-Mère a été la première à écouter cette histoire. Après cette aventure, Leon n’est plus jamais retourné pêcher dans les étangs. Il racontait volontiers que par la suite, à chacune de ses visites à Grochale Górne, la carpe venait le saluer en sautant hors de l’eau dès qu’elle le voyait. Ils sont restés amis.
Quand j’étais petite, je n’aimais pas du tout cette histoire de carpe qui parle. Chez moi en Normandie, les poissons que nous attrapions à la pisciculture n’étaient pas des carpes mais des truites. Elles étaient énormes et dans mon imagination, certainement plus imposantes que les carpes de Grochale. De plus, aucune de ces truites – qu’elle soit saumonée ou arc-en-ciel – ne m’a jamais fait la conversation. Enfin, j’ai souvent relâché mes prises mais les truites libérées ne sont jamais revenues me témoigner leur gratitude.
On dit que les carpes peuvent vivre jusqu’à 100 ans. Si cette histoire est arrivée entre 1920 et 1922, notre héroïne est peut-être toujours dans son étang, attendant une visite de Léon.
Marie-Jeanne C.Ksiazyk, Paris.
Bien que non entretenus et partiellement asséchés, les plans d’eau de la propriété existent toujours. Leur disposition montre deux grands étangs et plusieurs bassins qui se succèdent. Ils sont situés en bordure de chemin forestier. Le terrain étant en légère pente, il est vraisemblable que les bassins communiquaient entre eux par un système de déversoir. Cela permettait de renouveler l’eau régulièrement pour oxygéner le milieu, entretenir la flore et y élever des poissons.
Le terrain a été très abimé par les combats de la Deuxième Guerre Mondiale. Les photos de Grochale ont été détruites par la terrible inondation de 1947 mais la mémoire de la propriété nous a été transmise par la dernière génération qui y a vécu. Aujourd'hui, l'érosion a effacé les contours des bassins. Les cartes ci-contre restituent l'emplacement des deux étangs avec leurs bassins attenants. Elles montrent aussi la dérivation qui alimente les étangs.
Cet aménagement des étangs correspond à la description de nombreux domaines dans la région de Mazovie. Les maisons, opulents manoirs (Dwór) ou modestes chaumière (chata), étaient souvent construites sur le point le plus élevé du terrain. L’objectif était de faire face aux nombreuses inondations par débordement du fleuve et montée des nappes phréatiques. Les étangs ou une simple mare servaient aussi de réservoir de drainage.
Un habitant de Kazun Bielany m’a expliqué que dans les années 1870, un bras de la Vistule passait là où se trouvent aujourd’hui les “Près de Kazun” (Łąki Kazuńskie). Le fleuve était donc encore plus près de la propriété des Książyk. Par ailleurs, cette zone du Parc National de Kampinos est traversée par un canal de drainage (Kanał Kromowski) situé à moins d’un kilomètre de l'autre côté du chemin.