Une éducation par l'aiguille
Les générations se suivent et se ressemblent, surtout chez les Ksiazyk. L’éducation des filles est comme une bobine qui se déroule dans la continuité. Avec rigueur et application, on apprend ce goût du travail bien fait que l’on attend d’une future épouse et mère de famille.
Rigueur et application
Dans cette éducation reçue des religieuses, le développement de l’habileté manuelle a une place importante. Il faut savoir tout faire, en particulier ce que l’on devra exiger des domestiques. La couture s’y inscrit comme le plus noble des arts ménagers. Son enseignement est souvent confié à une vieille demoiselle qui dispense son savoir sur trois générations. Exigeante mais patiente, elle sait que toutes les mains ne sont pas faites pour l’aiguille. Jamais avare d’encouragements, l’enseignante a une force de persuasion qui fait plier les plus récalcitrantes.
A la fin des années 60, la couture a perdu son prestige dans les écoles. Marginalisée dans l’ensemble des “travaux pratiques”, elle devient crochet ou tricot puis finira par disparaitre au milieu des années 70. Le résultat est consternant. Le savoir-faire des mamans modernes se limite à la pose d’un bouton. Les ourlets sont confiés à l’atelier du quartier. Un accroc signe l’arrêt de mort d’un vêtement. Les machines à pédales sont devenues des tables de bistro. Les machines électriques reçues en cadeau de mariage ont depuis longtemps disparu des étalages dans les brocantes. Bien souvent, si une machine a survécu aux déménagements et au rétrécissement de l’espace domestique, elle est oubliée dans un coin : personne ne sait s’en servir.
Dans notre famille Ksiazyk, la couture reste un art majeur. Une même passion pour les travaux d’aiguille a été précieusement transmise et entretenue. Les bases de la couture sont acquises et les machines à coudre sont souvent sollicitées. A l’aspect utilitaire se sont ajoutées des activités plus ludiques comme le patchwork. Ouvrir une boite à couture bien rangée est le premier plaisir de la couturière. La perfection du résultat compte moins que l’ardeur mise à l’ouvrage. On aime coudre et on cout souvent.
Signés M.K.
Deux objets sont les témoins précieux de cette transmission. Seulement 40 années les séparent mais c’est un abîme si on considère ce qu’était une petite fille en 1909 et en 1949. Ironie de notre micro-histoire familiale, ces deux objets portent les mêmes initiales : M.K. Réalisés sous la direction d’une enseignante attentive, ces deux trésors sont les supports visuels des cours de couture. Ils ont fait la fierté de leurs petites propriétaires et surtout celle de leurs mamans.
Malgorzata Ksiazyk avait 11 ans en 1909. Sa nièce Myrande Ksiazyk avait 12 ans en 1949. Au même âge, elles ont appris l’essentiel de la couture ménagère, l’une en Pologne et l’autre en France. Avec des mots différents mais une même rigueur, chacune a fait, défait et refait le même ouvrage. En couture, il n’y a pas de place pour l’approximation ou la négligence. Malgorzata et Myrande ont appris à maitriser le gros œuvre des bâtis, l’architecture compliquée des coutures rabattues et la subtilité des points coulés.
Le résultat de cet apprentissage est édifiant. Malgorzata et Myrande savent retourner les cols et les manchettes de chemises, déplacer des boutonnières, rétrécir ou élargir une veste, recouvrir un fauteuil, faire des rideaux à cantonnières. Dès l'age de 12 ans, Malgorzata et Myrande vont commencer à préparer leurs trousseaux. Notre famille garde cette tradition d'un linge de maison de qualité qui dure toute une vie.
Deux après-guerres
Pendant la Première Guerre Mondiale, Varsovie est coupée du monde. Małgorzata habille ses trois petits frères Léon (né en 1910), Władislas (né en 1911) et Cieslaw (né en 1913). Les trois garçons se suivent en âge mais Léon n’a pas de frère ainé. Il faut l’habiller de pied en cap à chaque saison. Il change de taille tous les 6 mois dans une Pologne soumise aux rationnements de l'après-guerre. Małgorzata sait tirer le meilleur parti du moindre chiffon. Dans ces temps difficiles, la loi de Lavoisier s'applique à la couture : rien ne se perd, tout se transforme. Quand Léon enlève son uniforme d’écolier, c’est pour porter des culottes courtes boutonnées et des cols en velours. Il se souviendra longtemps des vêtements cousus par sa grande soeur.
En France, les restrictions de la Deuxième Guerre Mondiale se font sentir jusqu'au début des années 50. Les machines Singer à pédales sont partout sollicitées. Les Américains ont introduit les bas nylon et des matières synthétiques abordables, faciles à entretenir et à coudre. Mais les tissus de qualité restent rares. On détricote les chandails pour tricoter des pullovers. Les chaussettes sont faites maison à quatre aiguilles, avec des élastiques pour les faire tenir. Les soutiens-gorges sont cousus dans de la toile à matelas. La toile de parachute est réutilisée pour des chemisiers et des voilages. Nous gardons précieusement un édredon en piqué de coton vert fait avec une couverture de G.I.
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Les caprices de la mode
En 1918, la Pologne retrouve sa souveraineté et son élégance. Les jupes raccourcissent et la silhouette devient fluide. On utilise moins de tissu dans les vêtement et le "surplus" récupéré est immédiatement réutilisé. Malgorzata coupe, teint et réinvente sa garde-robe. Les années 1920 sont aussi folles à Varsovie qu'à Paris. Malgré les difficultés du quotidien, on s'efforce de suivre "la mode de Paris". Deux grands magasins donnent le ton : Herse et les Frères Bracia Jabłkowski. Malgorzata coupe, teint et réinvente des vêtements. Elle collectionne les patrons proposés par le magazine Przegląd Mody et rêve de coudre les robes portées par Pola Negri, la star Polonaise du cinéma muet. La couture deviendra son métier puis une passion qu'elle conservera bien après son mariage en 1927.
En France à la fin des années 40, le journal Lisette reparait. Myrande habille sa poupée Nicole avec les patrons de cet hebdomadaire pour les jeunes filles. Nicole a un trousseau qui fait l'admiration de tous. A l'école, les cours de couture deviennent plus techniques. La chemise de bébé en baptiste qu’elle réalise à l’âge de 13 ans habillera ses trois enfants, puis ses trois petits enfants. C’est le premier vêtement que porte chaque nouveau-né de notre famille.
Devenue jeune fille, Myrande suit les caprices de la mode, renouvelant elle-même sa garde-robe chaque année. Le "new look Dior" donne le ton de l’après-guerre. On transforme les vêtements pour avoir une silhouette en sablier : épaules larges et taille serrée. Dans les années 55, c'est le triomphe des jupes bouffantes et des imprimés inspirés par Brigitte Bardot. Les créations de Myrande font sensation bien au-delà du cercle familial. On parle encore d’un ensemble d’été en popeline bleue à pois blancs, porté au mariage de son frère en 1959. Mais bientôt les robes "trois trous" du début des années 60 prennent le dessus. Leur ligne près du corps exige une coupe impeccable et des coutures soignées. Myrande portera ses petites robes noires dans toutes les soirées mais dans la journée, une robe rouge en velours côtelé gardera longtemps sa préférence.
Pour Małgorzata comme pour Myrande, c'est dans l'adversité, dans les petits bonheurs du quotidien et face aux défis de la mode que l'enseignement reçu prendra toute sa valeur.